mercredi 18 août 2010

Quant à la nature elle-même, nul ne connaît sa figure véritable...

Une fable que raconte Anatole France (ici).
(Cet écrivain, l'un des maîtres de Marcel Proust et dont la réputation a été injustement salie par les Surréalistes, -dont ce n'était ni la première ni la pire injustice, ah! la manie catholique et communiste des excommunications et des canonisations!-, grâce à l'admiration intelligente de Milan Kundera, recommence à susciter l'intérêt)
Voici la fable:
Un jour, un miroir dont la surface était parfaitement plane rencontra, dans un jardin, un miroir convexe.
- Je vous trouve bien impertinent, lui dit-il, de représenter la nature comme vous faites. Il faut que vous soyez fou pour donner à toutes les figures un gros ventre avec des pieds et des têtes grêles, et changer toutes les lignes droites en lignes courbes.
- C'est vous qui déformez la nature, répondit avec humeur le miroir convexe ; votre plate personne s'imagine que les arbres sont tout droits parce qu'elle les fait tels, et que tout est plan hors de vous comme en vous. Les troncs des arbres sont courbes. Voilà la vérité. Vous n'êtes qu'un miroir trompeur.
- Je ne trompe personne, reprit l'autre. C'est vous, compère convexe, qui faites la caricature des hommes et des choses.
La querelle commençait à s'échauffer quand un géomètre passa par là. C'était, dit l'histoire, le grand d'Alembert.
- Mes amis, vous avez raison et tort tous les deux, dit-il aux miroirs. Vous réfléchissez tous deux les objets selon les lois de l'optique. Les figures que vous en recevez sont l'une et l'autre d'une exactitude géométrique. Elles sont parfaites toutes deux. Un miroir concave en produirait une troisième fort différente et tout aussi parfaite. Quant à la nature elle-même, nul ne connaît sa figure véritable et il est même probable qu'elle n'a de figure que dans les miroirs qui la reflètent. Apprenez donc, messieurs les miroirs, à ne pas vous traiter de fous parce que vous ne recevez pas le même reflet des choses

Nous ne savons rien des traits de ce qui existe, de la nature.
Tout ce que nous percevons nous le percevons par l'intermédiaire de nos sens qui sont faibles et limités, de telle sorte que nous imaginons bien plus que nous percevons.
C'est le sens, ô combien juste et véridique!, de la fable.

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