samedi 28 novembre 2009

Stendhal prophète

Dans « Le Rouge et le Noir », écrit vers 1830, Stendhal décrit un « grand séminaire », c'est-à-dire le lieu où l'Église catholique « forme » (formait?) ses futurs prêtres (son héros, Julien Sorel, y entre pour se faire une place dans la société de son temps: il doit choisir entre la prêtrise (le « noir » du titre du roman) ou l'armée (le « rouge »).
Ces lignes sont extrêmement intéressantes pour un Québécois comme moi qui ai assisté aux derniers moments au Québec de la civilisation que décrit Stendhal en France, c'est-à-dire cette civilisation où les jeunes gens s'engageaient dans la prêtrise, non par foi, non par vocation, mais pour faire carrière ou, simplement, pour pouvoir manger mieux que chez leurs parents paysans.
(Et la preuve qu'il en était ainsi c'est que tous ceux qui étaient entrés de cette manière dans les ordres pour faire carrière ont jeté la soutane aux orties (et se sont mariés s'ils ont pu le faire) dès que l'Église catholique n'a plus pu leur assurer une carrière, au début des années soixante au Québec: les sept-huitièmes des prêtres qui m'ont enseigné ne sont plus prêtres).
Voici la description de Stendhal. Il semble décrire des Français de la Restauration, il décrit les Québécois des 19 et 20e siècles et leur « christianisme »:

Huit ou dix séminaristes vivaient en odeur de sainteté, et avaient des visions comme sainte Thérèse et saint François, lorsqu’il reçut les stigmates sur le mont Vernia dans l’Apennin. Mais c’était un grand secret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à vision étaient presque toujours à l’infirmerie. Une centaine d’autres réunissaient à une foi robuste une infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre grand-chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent réel...
Le reste des trois cent vingt et un séminaristes ne se composait que d’êtres grossiers qui n’étaient pas bien sûrs de comprendre les mots latins qu’ils répétaient tout le long de la journée. Presque tous étaient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en récitant quelques mots latins qu’en piochant la terre. C’est d’après cette observation que, dès les premiers jours, Julien se promit de rapides succès. Dans tout service, il faut des gens intelligents, car enfin, il y a un travail à faire, se disait-il. Sous Napoléon, j’eusse été sergent ; parmi ces futurs curés, je serai grand vicaire.

Tous ces pauvres diables, ajoutait-il, manouvriers dès l’enfance, ont vécu jusqu’à leur arrivée ici de lait caillé et de pain noir. Dans leurs chaumières, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de repos, ces grossiers paysans sont enchantés des délices du séminaire.

Julien ne lisait jamais dans leur œil morne que le besoin physique satisfait après le dîner, et le plaisir physique attendu avant le repas.

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